L'amant de la Chine du Nord de Marguerite Duras
Un livre culte de ce grand auteur que fut Marguerite Duras. Je connaissais bien évidemment le film dont j'avais adoré la musique, mais ne m'étais encore jamais penchée sur le roman. J'avais beaucoup aimé Le barrage contre le pacifique, dévoré dans un trajet ferroviaire Tours-Lyon en 2006, son premier roman qu'elle composa en 1950 et dont je me dois de faire compte-rendu, plus tard...
Ici nous allons parler de l'Amand de la Chine du Nord, paru en 1991. Il faut savoir que ce roman est une réécriture de l'Amant, qui valut à Duras le prix Goncourt en 1984. Ce roman autobiographique fut adapté au cinéma par Jean-Jacques Annaud et c'est parce qu'elle renia cette adaptation "Rien ne m'attache au film, c'est un fantasme d'un nommé Annaud." qui avait réduit l'œuvre de bien des manières que Marguerite Duras s'empressa de le réécrire. Un autre évènement concomitant la poussa dans cette écriture et elle nous le livre dès les premières pages.
« J'ai appris qu'il était mort depuis des années. C'était en mai 90 (...). Je n'avais jamais pensé à sa mort. On m'a dit aussi qu'il était enterré à Sadec, que la maison bleue était toujours là, habitée par sa famille et des enfants. Qu'il avait été aimé à Sadec pour sa bonté, sa simplicité et qu'aussi il était devenu très religieux à la fin de sa vie.
J'ai abandonné le travail que j'étais en train de faire. J'ai écrit l'histoire de l'amant de la Chine du Nord et de l'enfant : elle n'était pas encore là dans L'Amant, le temps manquait autour d'eux. J'ai écrit ce livre dans le bonheur fou de l'écrire. Je suis restée un an dans ce roman, enfermée dans cette année-là de l'amour entre le Chinois et l'enfant.
Je ne suis pas allée au-delà du départ du paquebot de ligne, c'est-à-dire le départ de l'enfant. »
L'histoire
« L'histoire est déjà là, déjà inévitable, Celle d’un amour aveuglant, Toujours à venir, Jamais oublié. »
Quand l'enfant rencontre le chinois qui l'invite à profiter d'un voyage à bord de son auto, le désir qui naît de leur rencontre est palpable, irrésistible. Elle sait qu'elle le reverra. Un peu plus tard, elle reconnaît l'auto, la Léon Bollée, devant son collège. En dépit de leur différence d'âge, d'origine raciale, de niveau social, ils s'aiment à l'abri de sa garçonnière. Mais la douleur de ne pouvoir posséder l'autre plus que quelques instants les submerge. Quand l'Amant apprend que l'enfant rentrera bientôt en France, la souffrance l'emporte et annihile le désir même dans les nuages de l'opium. La douleur évoque même la possibilité de tuer l'autre mais l'Amant n'est au fond pas plus criminel que le grand frère qui violente l'enfant et le petit frère Paulo, tellement aimé, trop aimé. L'amour prend dans cette histoire souvenue et imaginée tous les visages. L'amour saphique avec Hélène, la camarade de la pension Lyautey, l'amour incestueux avec Paulo qui ira jusqu'à l'union charnelle, l'amour plus passionnel que maternel de la mère pour son fils aîné, l'amour de la fille pour sa mère qui accepte tacitement de se faire prostituer puisque l'Amant leur versera des sommes conséquentes jusqu'à leur départ de Saïgon, l'amour pour Thanh, le domestique recueilli orphelin par la mère, devenu presque un frère. Toutes ces passions impossibles gravitent autour de l'enfant et du Chinois, dans une atmosphère sensuelle et languissante, celle de l'Indochine des années 30. Le roman commence au son d'une musique, la Valse Désespérée et s'achève avec elle. Quand la mort frappe le bateau sur le chemin du retour, on se dit que c'est une image symbolique de cette "mort de l'âme" qui frappe l'enfant, de cette mort de l'histoire qui a fait naître en elle, la femme. Et puis, non. Des années après, il téléphone. Et la douleur est encore là, bien vivante.
L'appréciation
Un pur joyau que ce roman. Il brille par ce langage épuré, efficace, des mots uppercuts, des mots qui font mal. La douleur. Ce livre est douleur. Et Duras écrit pour ne pas l'oublier, au crépuscule de sa vie. Pour ne pas l'oublier lui le Chinois qui vient de mourir et qu'elle aima finalement toute sa vie, dans l'absence. L'écriture nous transporte, sans fausse pudeur, sans réserve aucune, dans une Indochine regrettée, qui exhale encore de suaves parfums de jasmin et d'opium, qui résonne des cris des enfants jouant sur les rives du Mékong et du martèlement de la mousson à l'entrée des maisons. La nostalgie nous prend aussi. On voit avec les yeux de Duras qui promène une caméra au-dessus de ses mots et livre d'ailleurs en annotations ses volontés de réalisatrice en cas de film. Duras s'installe ici comme spectatrice de cette histoire en flashbacks "Elle est devant nous. On voit toujours mal son visage dans la lumière jaune de la rue. Il semble cependant que oui, qu'elle soit très jeune. Une enfant peut-être. De race blanche." et c'est cette position rare pour un récit autobiographique qui donne toute la force au livre. La réalité est laissée de côté avec les noms des personnages pour laisser parler le souvenir vivace, l'inconscient, l'imagination au présent. On ne lit pas ce livre, on le regarde comme un film. Les mots sont images, les phrases des plans. La Valse désespérée résonne en nous comme la musique de Gabriel Yared et nous berce comme un bac sur le Mékong.
Petites mises en bouche
"Une rage prend l'enfant. Elle crie :
-Tu ne le sais pas, j'aime Paulo plus que tout au monde. Plus que toi. Que tout. Paulo, il vit dans la peur de toi et de Pierre depuis longtemps. C'est comme mon fiancé, Paulo, mon enfant, c'est le plus grand trésor pour moi...
-Je le sais.
L'enfant crie :
-Non. Tu sais pas. rien."
"Et puis, voici que sans le savoir tout à fait, elle la prend. Elle la regarde. Elle la tient comme un objet jamais vu encore d'aussi près : une main chinoise, d'homme chinois. C'est maigre ça, ça s'infléchit vers les ongles, un peu comme si c'était cassé, atteint d'adorable infirmité, ça a la grâce de l'aile d'un oiseau mort. [...] Elle retourne la main, très délicatement, elle regarde l'envers de cette main, l'intérieur, nu, elle touche la peau de soie recouverte d'une moiteur fraîche. Puis elle remet la chose à l'endroit comme elle était sur l'accoudoir. Elle la range. La main, docile, se laisse faire."
"Ils allaient se séparer. Elle se souvient combien c'était difficile, cruel, de parler. Les mots étaient introuvables tellement le désir était fort. Ils ne s'étaient plus regardés. Ils avaient évité leurs mains, leurs yeux. C'était lui qui avait imposé ce silence. Elle avait dit que ce silence, sa ponctuation même, sa distraction, ce jeu aussi, l'enfance de ce jeu et ses pleurs, tout ça aurait pu déjà fait dire qu'il s'agissait d'un amour."
"Hélène Lagonelle dit que le raffut qu'on entend ce sont les arroseuses municipales. Hélène Lagonelle dit que le parfum que l'on sent, c'est l'odeur des rues lavées qui arrive jusque dans les dortoirs de la pension. Elle réveille les autres qui hurlent de les laisser tranquilles. Hélène continue. Elle dit que l'odeur est si fraîche, c'est aussi le Mékong. Que cette pension, à la fin, elle devient comme leur maison natale."
"Elle devient objet à lui, à lui seul secrètement prostituée. Sans plus de nom. Livrée comme chose, chose par lui seul, volée. Par lui seul prise, utilisée, pénétrée. "
"Elle se retourne, se blottit contre lui. Il l'enlace. Il dit qu'elle est son enfant, sa soeur, son amour. Ils ne se sourient pas; il a éteint la lumière.
-Comment tu m'aurais tuée à Long Haï ? Dis-le moi encore.
- Comme un Chinois. Avec la cruauté en plus de la mort.
Elle récite la fin de la phrase comme elle ferait d'un poème."
"La musique avait envahi le paquebot arrêté, la mer, l'enfant, aussi bien l'enfant vivant qui jouait du piano que celui qui se tenait les yeux fermés, immobile, suspendu dans les eaux lourdes des zones profondes de la mer. "
Hm. J'ai lu "L'Amant" original, beaucoup apprécié la fluidité et le mystère du style intuitif de Duras, et viens de voir le film effectivement incomplet sur beaucoup d'aspects (bien que magnifiquement réalisé). Merci pour cette description alléchante, je crois que je vais replonger dans cette histoire et lire la version 'améliorée" du livre. Bonne continuation!
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